Art des cavernes et biais cognitif
Qu’est-ce qu’un biais cognitif, pour commencer : c’est un processus de pensée automatique et souvent inconscient qui façonne notre jugement et notre perception. Ces mécanismes mentaux nous aident à prendre des décisions rapide, mais peuvent aussi affecter notre logique et notre capacité à raisonner de manière objective, souvent en raison de notre tendance à chercher des confirmations à nos croyances préexistantes.
Alors quel rapport entre l’art des cavernes et le biais cognitif ? Prenons des exemples simples, qui parleront à chacun.
Deux faits bien connus :
1/ On ne trouve les peintures rupestres d’Europe qu’au fond de grottes reculées.
2/ Ces peintures rupestres représentent essentiellement la faune sauvage.
On en déduit assez automatiquement que les peintures étaient toujours réalisées dans des grottes et qu’elles avaient probablement un lien avec la chasse. Donc, sans doute sommes-nous en présence de pratiques magiques destinées à s’attirer les faveurs de puissances supérieures pour obtenir de bonnes chasses. Les grottes devaient donc être fréquentées essentiellement par des chamans mais aussi, peut-être, par les chasseurs eux-mêmes.
Analysons plus précisément les données brutes, à la recherche d’éventuels biais cognitifs :
1/ On trouve des peintures rupestres seulement au fond de grottes reculées.
Ceci demeure un fait incontournable. Mais qu’en est-il de la déduction qui s’ensuit de supposer que les peintures étaient toujours réalisées dans des grottes ?
Et bien elle n’est pas nécessairement vrai, en réalité. En effet, il est possible que les peintures aient aussi été réalisées sur toutes sortes de supports à l’extérieur des grottes, notamment sur des parois rocheuses ou des rochers. Auquel cas, toutes celles-ci auront nécessairement disparues, soumises aux UV, aux précipitations, au gel, à l’abrasion éolienne, aux agressions chimiques, etc. Seules celles situées non seulement dans des grottes, mais en plus loin de toute source de lumière (donc loin des entrées entre autre), auront été préservées. Donc, tout ce que l’on peut dire de manière factuelle est qu’il est possible, sinon très probable, que les peintures aient existées un peu partout durant la préhistoire et que les seules conservées ont été celles préservées de toutes agressions extérieures, donc uniquement celles situées dans des grottes très profonde voir, la plupart du temps, dans des grottes fermées suite à des éboulements.
2/ Ces peintures rupestres représentent essentiellement la faune.
On en a longtemps déduit qu’elles avaient probablement un lien avec la chasse et que les grottes devaient être fréquentées essentiellement par des chamans et des chasseurs.
Et bien en réalité, ceci doit être pondéré par deux facteurs :
Que trouve-t-on sur ces fresques rupestres ? 48% des éléments peints en moyenne sont des symboles (des points par exemple), 44% des figures zoomorphes (des animaux) et 8 % des figures anthropomorphes (des mains par exemple). Parmi les figures zoomorphes, environ 60% seulement sont des proies potentielles, les autres sont des prédateurs ou des animaux trop massifs pour être inquiétés par des humains. Dans la grotte Chauvet, par exemple, plus de la moitié des espèces représentées ne sont pas des proies. Donc, au final, les proies représentent entre 20 et 25% des représentations. Et ces fresques rupestres ne semblent d’un coup plus être destinées uniquement à des pratiques rituelles entourant la chasse. Voir même plus du tout, potentiellement.
Par ailleurs, que les dessins aient été majoritairement l’œuvre d’adultes, c’est probables. Mais les grottes étaient elles aussi majoritairement fréquentées par des adultes (chasseurs et chamans) ? C’est également peu probable, car les empreintes de pieds et de mains retrouvées au niveau du sol, ou proche du sol, montrent des adultes, des adolescents et mêmes de très jeunes enfants. Donc l’idées de lieux mystiques destinés uniquement à une population d’adultes s’effondre également.
Pour résumer, que savons-nous véritablement une fois les principaux biais cognitifs écartés ?
Nous pouvons dire :
1/ qu’il est possible que les peintures aient été plus fréquentes à l’extérieur des grottes que dans les grottes (mais seules celles inaccessibles ont été préservés)
2/ que ces peintures représentaient pour moitié des symboles et pour moitié des figures zoomorphes (moitié proies et moitié prédateurs) mais aussi anthropomorphes
3/ que les grottes peintes étaient fréquentées par des adultes, des adolescents et de jeunes enfants
Mais une fois que l’on a dit cela, deux questions subsistent :
1/ Première question : pourquoi donc nos lointains ancêtres peignaient-ils ?
Il n'y a sans doute pas plus de réponse simple à cette question qu’à la question « pourquoi l'homme peint-il aujourd'hui ? ». La seule réponse réaliste est sans doute celle-ci : pour... tout un tas de raisons différentes, comme aujourd’hui, tout simplement !
Ces raisons peuvent être, entre autre :
Pour le culte et des cérémonies (rites d’initiation, rituels chamaniques, chasses rituelles, etc…),
Pour le plaisir : personnel d’une part mais aussi collectif, à l’occasion de mises en scène devant un public (la lueur d’une torche dans une grotte semblant donner vie aux dessins et, par ailleurs, 80 % à 90% des dessins rupestres sont groupés dans les seuls lieux ou le son est amplifié naturellement)
Pour conserver la trace d'événements réels notables ou des mythes locaux importants
etc, etc…
2/ Seconde question : quand et comment l’art figuratif s’est-il imposé ?
Comment Sapiens, apparu il y a environ 300000 ans, en est-il venu à représenter la réalité ?
La découverte, à Bornéo, du dessin d'un bœuf datant de 40 000 ans relance le débat. Car cette première trace d'art figuratif est quasi synchrone de celles de la grotte Chauvet en France (37000 ans), mais à des milliers de kilomètres de là. Comment ce genre de simultanéité est-il possible? Existe-t-il un élément déclencheur dans le développement mental de l’espèce humaine, qui aurait offert à cette époque aux artistes d’aller au-delà des représentations abstraites des premiers âges et de leur suggérer d’orner les grottes et plus de représentations animales ? Ou bien les premières peintures auraient-elles suffisamment marqués les hommes de l’époque pour que la vénération devienne contagion, d’un bout à l’autre de la planète ? Difficile à dire.
Mais cette première coïncidence n’est pas unique, elle est suivie d’une seconde, il y a environ 18000 ans : c’est l’époque à laquelle l’humain commence à apparaître aux côtés des animaux – voir à les remplacer – sur les parois des grottes ornées. C'est le cas à Bornéo, en Indonésie, entre 20 000 et 13 000 ans, dans le désert australien, il y a entre 18000 et 12000 ans, ou encore en France, dans l'abri sous roche de Roc-aux-Sorciers, à partir de 16 000 ans.
Des humains auraient-ils traversé les continents en un rien de temps pour répandre l’art figuratif ? Et si oui, pourquoi ? Maxime Aubert, de l'université Griffith, en Australie, en doute. Pour lui, cette quasi-synchronie « pousse plutôt à penser qu'il n'y a pas eu un seul et unique centre d'émergence de l'art figuratif, mais au moins deux, en Asie et en Europe. Étrangement, en ces points du globe, l'art semble s'être développé et avoir évolué en même temps et de la même façon. »
En des points tout à fait éloignés du monde, donc, au sein de populations différentes qui ne se sont a priori ni rencontrées ni concertées, apparaîtrait au même moment un saut cognitif assez semblable dans la forme. Comment cela s’explique-t-il ? S'agit-il d'une simple coïncidence ?
Derrière les figures du bœuf de Bornéo et des lions de Chauvet, c'est bien la question de l'origine de l'art qui se cache, et donc celle de la pensée symbolique humaine. "Bien entendu, l'art existait avant l'essor du courant figuratif », commente Francesco d'Errico, directeur de recherche au CNRS : « Des œuvres plus anciennes, bien que non-figuratives, ont été retrouvées, et elles avaient un sens pour leurs auteurs. Certaines ont même été attribuées à d'autres espèces que la nôtre, comme Neandertal. La pensée symbolique humaine n'est donc pas uniquement nôtre, elle est peut-être même plus vieille que notre espèce."
Le chercheur fait ici référence à des peintures abstraites, comme ces croisillons vieux de 73 000 ans découverts en Afrique du Sud, ou encore des motifs datés de 65 000 ans retrouvés sur des parois en Espagne, lorsque seul Neandertal peuplait l'Europe.
Sauf que, entre ces tracés et celui d'un animal entier, le saut artistique est majeur. Et par ailleurs, toutes les peintures figuratives retrouvées sont attribuées à Homo sapiens – même si des doutes subsistent pour certaines, comme celles de la grotte des Merveilles à Rocamadour.
D'où une nouvelle question : pourquoi avons-nous été les seuls, parmi les homos, capables de dessiner les choses telles que nous les voyons ? Plusieurs hypothèses rivalisent ici. Sapiens, par exemple, aurait pu inventer ce nouvel art pour affirmer son identité, en réaction à sa rencontre avec Neandertal et Denisova (une autre espèce humaine disparue). Ou peut-être le temps a-t-il simplement manqué à ces derniers, disparus il y a environ 30 000 ans. Autre hypothèse : ils auraient, eux aussi, reproduit le réel là où ils se trouvaient, mais leurs œuvres ne nous sont pas parvenues. Enfin, peut-être le cerveau de Sapiens était-il prédisposé à ce nouveau courant d'expression et pas le leur, tant il est vrai que l'art figuratif est complexe et nécessite une forte maturité cognitive...
Que s'est-il passé, alors ? Pourquoi une telle manifestation de la pensée complexe est-elle apparue ici et là, tout d'un coup ? Et surtout, plus de 300000 ans après la naissance de notre espèce. Pourquoi tout ce temps ? Une évolution cognitive singulière était-elle indispensable ? Sans doute est-ce la meilleure explication à nous mettre sous la dent. Mais alors demeure la question : pourquoi cette maturation si spécifique s’est-elle produite partout « au même » moment ?
Il n’existe aucune explication satisfaisante pour l’heure…
LES PRINCIPALES GROTTES ORNEES D’EUROPE :
Environ 350 grottes ornées datant du Paléolithique supérieur sont connues en Europe, principalement en France et en Espagne :
Grotte du Castillo, Espagne (~40 000 ans)
Grotte Chauvet, France (~37 000 ans)
Grotte de Coliboaia, Roumanie (~35 000 ans)
Grotte de La Pasiega(es), Espagne (~30 000 ans)
Grottes d'Arcy-sur-Cure, France (~28 200 ans)
Grotte Cosquer, France (~27 000 ans)
Grotte de Cussac, France (~25 000 ans)
Grotte du Pech Merle, France (25 000 ans)
Grotte de Font-de-Gaume, France (~17 000 ans)
Grotte de Lascaux, France (~17 000 ans)
Grotte de Niaux, France (~17 000 ans)
Grotte d'Altamira, Espagne (~15 500 ans)
Grotte de La Marche, France (~15 000 ans)