Les deux actes de la fin de l’indépendance du Dauphiné

La mort prématurée de l’impétueux dauphin Guigues VIII, en 1333, scella le destin de sa principauté, puisque son successeur, Humbert II - un monarque amoureux des arts et follement dépensier - se mit lui-même dans l’obligation de vendre son état au roi de France en 1349. La légende raconte - mais en est-ce bien une ? - que le rusé monarque français manœuvra subtilement dans l’ombre pour précipiter la ruine du prince dauphinois..Le dauphin Guigues VIII, époux de la fille du roi de France Philippe V le Long était un soldat intrépide. Il avait remporté en 1326 la très glorieuse bataille de Varey en Bugey sur les savoyards et contribué en 1328 à la victoire de Cassel, aux côtés du roi de France dont il avait commandé le 7e corps d’armée.
La guerre contre les Savoyards reprit lorsque le comte Aimon de Savoie (Amédée V) succéda à son père Edouard, en 1329. En 1333, Guigues VIII, dont le projet était d’aller assiéger Chambéry afin d’en terminer une fois pour toute avec l’ennemi héréditaire, installa temporairement son armée à Voreppe. Il souhaitait, avant d’envahir la Savoie, prendre toutes les places-fortes qu’elle entretenait sur la frontière. La première était celle de la Perrière, qui commandait le passage entre Saint-Laurent-du-Pont et Voreppe. Cet ancien château fort dauphinois, qui commandait le passage vers Saint Laurent du Pont, était tombé aux mains des savoyards quelques mois plus tôt et était occupé depuis par une importante garnison. La forteresse était campée au sommet d’une colline aux flancs abrupts, située entre le col de la Placette et le lac de Saint-Julien-de-Raz. Un puissant donjon cylindrique dominait le château proprement dit tandis qu’une seconde enceinte, flanquée de tours rondes, protégeait au sud-ouest le petit bourg castral de Saint-Gelin (devenu Saint-Julien par corruption, au moment de sa reconstruction, au nord du site initial).
Fauché dans la force de l’âge
C’est là que son destin attendait le dauphin, alors âgé de vingt-neuf ans, sous la forme d’un arbalétrier savoyard embusqué derrière un merlon de l’enceinte. Ne tenant pas compte des appels à la prudence de ses conseillers, Guigues, connu pour sa hardiesse, monta en compagnie de Hugues Alleman et d’Aimar de Clermont vers le château assiégé qu’il souhaitait reconnaître. Il était occupé à exposer son plan de bataille depuis le bord du fossé, le bras gauche tendu vers la place adverse, lorsqu’un carreau d’arbalète le frappa mortellement sous l’aisselle. Il seulement eut la force de retourner sur ses jambes au camp de bataille établi au pied de la colline, avant de rendre l’âme au milieu de ses plus émérites chevaliers : les Alleman, Clermont, Sassenage, Bressieux, mais aussi Robert Terrail, l’ancêtre du célèbre chevalier Bayard.
La mort du valeureux souverain provoqua la fureur de son armée. Dès le lendemain, les troupes animées par la vengeance se lancèrent fougueusement à l’assaut du château qu’ils emportèrent, après avoir pris le bourg puis la basse-cour, et massacrèrent sans pitié les 130 survivants, qui s’étaient rendus pour avoir la vie sauve. Suite à cet épouvantable carnage, la forteresse et le bourg de Saint-Gelin furent incendiés et démolis entièrement pour qu'il n'en reste pas pierre sur pierre.
Une légende locale raconte que seule subsista la pierre de l’autel de l’église castrale, dédiée à saint Marcellin, et que les habitants de la région prirent l’habitude d’y venir en procession pour invoquer ou faire cesser la pluie.
« Cette pierre est au milieu d’une terre, appelée Champ du Vas », explique Claude Expilly en 1623. « Les paroissiens des environs y vont en procession, en été, pour avoir la pluie... ou la faire cesser. Ils disent qu’en baissant la pierre, la pluie cesse, ou qu’en la levant, elle arrive... » Peut-être cette pierre est-elle la grande dalle taillée, posée à côté d’un bassin en pierre, située sous la forêt en contrebas des vestiges du château.
Le premier acte de la fin de l’indépendance du Dauphiné était joué. Restait le second, qui n’en serait pas moins dramatique et certainement infiniment plus pitoyable.
Le Versailles dauphinois
Le malheureux Guigues VIII n’ayant point laissé d’enfant de son mariage avec Isabelle de France, son frère, le très discutable Humbert II, lui succéda. « D’une ambition démesurée », écrivit Pilot, « il choquait par sa hauteur la plupart de ses vassaux, tandis qu’il rampait pour se faire agréger aux chapitres de Vienne et du Puy ». Stendhal parle même d’Humbert II comme d’ « un imbécile au-dessous de sa position, qui ne savait pas ce que tout le monde savait de son temps, faire la guerre ». S’il peut paraître excessif de traiter d’imbécile un monarque simplement parce qu’il était pacifiste et féru d’art, il n’en demeure pas moins que celui-ci était également volage, prodigue à l’excès, inconstant et surtout qu’il aimait s’entourer d’un luxe tapageur... et ruineux ! Il se fit même nommer général en chef d’une armée de croisés en 1346, changeant son nom pour l’occasion en Ymbert, mais après une surprenante victoire dans la région de Smyrne, son épouse Marie des Baux décéda à Rhodes, le laissant inconsolable et il prit le chemin du retour.
Humbert II, dès le début de son règne, avait fait du château de Beauvoir-en-Royans sa résidence principale, le transformant en un véritable palais des mille et une nuits, où l’on ne comptait pas moins de 1 000 fenêtres si l’on en croit la légende. Il ne reste malheureusement plus grand chose de cette immense résidence adossée au Vercors, mais un certain nombre de vestiges, dont le donjon et une grande baie gothique de la chapelle, laissent imaginer la dimension des édifices du temps de leur splendeur. Humbert II y mena un train de vie fastueux, à l’exemple de ses oncles par alliance, les rois de Naples et de Hongrie. Des fêtes dispendieuses, plus éblouissantes que celles organisées à la cour du roi de France, au cours desquelles se produisaient les meilleurs danseurs, acteurs et jongleurs d’Europe, succédaient aux parties de chasse et aux flâneries au milieu des jardins somptueux habités par une faune exotique de singes et d’oiseaux rares. Le dauphin était entouré en permanence d’une cour nombreuse et oisive vivant dans un luxe inimaginable, et on compta jusqu'à 2 000 personnes au palais, belles dames parées de robes traînantes, gentilshommes vêtus de manteaux si courts « que souvent ils ne passaient pas le genou », chevaliers, hommes d’armes, écuyers, confesseurs, aumôniers, moines, physiciens, artistes, chirurgiens, barbiers, domestiques, artisans, danseuses, saltimbanques, fauconniers, gardeurs d’ours, bouffons, etc...
Manipulé par le roi de France
L’irréflexion des prodigalités du souverain (à qui l’on doit entre autre la création sur ses fonds propres de l’université de Grenoble) fut amplifiée par les manœuvres subtiles du roi de France, Philippe VI, qui entretenait d’habiles courtisans dans l’entourage d’Humbert II afin de pousser le dauphin à la dépense. Ses agents contribuaient, si l’on en croit la légende, à fournir régulièrement au dauphinois de nouveaux noms d’artistes étrangers à quérir en ses Etats ou de nouveaux embellissements à entreprendre dans son palais ou dans ses châteaux.
C’est également le roi de France qui contribua à placer Humbert II à la tête de la ruineuse croisade de 1346, ou il espérait certainement le voir périr étant donné que le dauphin avait désigné son fils comme son successeur dès 1343, « dans le cas qu’il mourût sans postérité », et à la condition que ce dernier reprenne son titre de « dauphin de Viennois ».
C’est encore le même roi qui fit renoncer Humbert II, par de fallacieux « conseils avisés », à épouser en seconde noces la princesse Blanche, tante du comte de Savoie. Un pareil rapprochement entre les deux états alpins aurait constitué une réelle menace pour la France. Finalement, Humbert II, qui rêvait toujours d’une postérité, accepta d’épouser la fille de Pierre Ier, duc de Bourbon. Encore un excellent parti et une excellente dot, mais une fois de plus, Philippe VI intrigua pour qu’il n’en fut rien. Il ne proposa rien de moins au Bourbonnais que de faire épouser à sa fille celui de ses fils ou petits-fils qui deviendrait dauphin du Viennois à la mort d’Humbert II.
D’un autre côté, les faux courtisans à la solde du roi de France vantaient régulièrement au dauphin le soulagement qu’il aurait à se retirer des cruautés de ce monde pour embrasser la vie monastique. D’aucuns même, soupçonnent Jean Birel, général des chartreux, d’avoir été un autre agent de Philippe VI, tant son insistance à solliciter Humbert dans ce sens peut sembler curieuse à bien y regarder. Les dettes s’accumulèrent tant que finalement, le 16 juillet 1349, le dernier dauphin vendit son royaume exsangue à la couronne de France. On appela fort élégamment la chose un « transport », mais c’est bien d’une vente dont il s’agissait.
Un décès lourd de conséquences
Il faut ajouter qu’aux déboires financiers du souverain dauphinois s’étaient greffés deux drames personnels qui avaient pesés lourd dans sa décision de vendre : le fils unique qu’il avait eu de son mariage avec Marie des Baux, André, était mort à l’âge de deux ans d’une chute accidentelle depuis une fenêtre du château de Beauvoir, si l’on en croit la tradition, mais plus vraisemblablement d’une de ces maladies infantiles si communes en ces temps. Une autre légende raconte que l’enfançon serait tombé d’une fenêtre du palais delphinal de Grenoble et se serait noyé dans l’Isère (sans quais à l’époque). Certains esprits soupçonneux ont même accusé le roi de France, encore lui, d’avoir fait empoisonner l’héritier présomptif d’un état qu’il guettait de longue date. Mais cela resterait à démontrer. A la mort du fils unique d’Humbert en 1335 s’ajouta le décès de son épouse, à Rhodes, en 1347.
Les lourds emprunts qu’il avait contractés pour financer son train de vie, le mécénat et l’expédition en Terre Sainte, l’absence de tout héritier pour lui succéder et son extrême solitude le décidèrent donc, tout naturellement, à vendre sa principauté à un état allié. Il se retira ensuite dans les ordres et ne réserva que quelques châteaux pour son usage, et en premier lieu son palais de Beauvoir, où il finit paisiblement ses jours en compagnie de sa mère, Béatrix de Hongrie.
Lorsqu’Humbert II s’éteignit à l’âge de 42 ans, son ancien pays ne s’appelait plus le Dauphiné mais... la France ! Et il était gouverné depuis déjà six ans par le fils aîné du roi de France, Charles Ier, premier dauphin de France.
Les guerres de religion du XVIe siècle imposèrent une succession de batailles et de sièges au bourg de Beauvoir et à son château, qui causèrent la ruine définitive de l’ancien « Versailles des Dauphins ».