L’enchâtellement de l’an mil : l’exemple du Dauphiné

Une ère nouvelle

Extraordinaire époque que le XIe siècle, si différente de la nôtre et en même temps si proche, car elle voit apparaître, à travers l’ « enchâtellement » et le morcellement féodal, la plupart des villages et des coutumes qui parviendront jusqu’à nous.

C’est l ‘époque du renouveau et des grandes inventions, une véritable renaissance de tout un continent après les siècles terribles des invasions barbares. Les descendants des cavaliers hongrois et des navigateurs normands se sont sédentarisés et les Sarrasins ont été chassés du pays, et à cette paix toute neuve s’associe une amélioration très nette du climat, qui favorise une poussée démographique et un défrichement sans précédent.

Les structures sociales inventent également une nouvelle répartition des rôles en consacrant trois « ordres » bien distincts : les hommes de Dieu, les hommes de guerre et l’immense majorité des anonymes qui travaille pour assurer le confort des premiers.

Pour autant, la France, alors peuplée de 8 ou 9 millions d’habitants, semble encore bien déserte et sauvage : d’immenses forêts (35 millions d’hectares contre 17 aujourd’hui), parcourues d’ours et de loups, couvrent la majeure partie du pays et bien peu atteste de la présence de l’homme en dehors des vieilles cités romaines. Mais les choses sont en train de changer…

De nouveaux maîtres

La France est devenu un inextricable puzzle de seigneuries et de baronnies rassemblées en duchés ou en comtés, en principe inféodés au roi de France. En principe seulement, car le domaine royal s’est réduit à une étroite province isolée au milieu de riches principautés, et son maître a bien du mal à tenir tête aux puissants vassaux qui l’encerclent.

Quant à la région qui deviendra un jour le Dauphiné, elle n’est pas encore française, mais appartient en théorie à l’empereur germanique et en pratique à deux de ses ambitieux vassaux, le comte de Savoie et le comte d’Albon (ancêtre des Dauphins), qui se la disputent à coups de sièges et de batailles. Mais leur autorité n’est pas encore suffisamment affirmée au début du moyen âge, et une foule de seigneurs locaux en profitent pour s’emparer du pouvoir sur leurs domaines, appuyant leur puissance sur des châteaux privés en bois, que remplaceront au siècle suivant de véritables châteaux forts. Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que les Dauphins et les comtes de Savoie soumettront définitivement la noblesse locale et feront du Dauphiné et de la Savoie de véritables états indépendants.

L’ « enchâtellement » de l’âge féodal

Mais nous n’en sommes pas encore là. Et en ce début de moyen âge, la disparition de toute forme d’autorité publique à travers un royaume de Bourgogne moribond est à l’origine de l’émergence d’un nombre élevé de potentats locaux, propriétaires-soldats qui ont acquis une puissance personnelle par leurs dispositions à assurer la défense des populations en temps de crise, et qui s’approprient maintenant les terres et les pouvoirs régaliens qu’un pouvoir central en pleine décomposition serait bien en peine de leur disputer. Ces nouveaux nobles - ces « parvenus aux dents longues » qui jouent des coudes au milieu des anciens lignages - assoient leur autorité émergente sur une forteresse privée d’un tout nouveau type, le château à donjon, qu’ils élèvent en l’absence de tout consentement de leurs suzerains de tutelle. Construit dans un premier temps en bois au sommet d’une petite butte artificielle fossoyée (motte dite castrale ou féodale), cette grande tour-résidence que l’on aperçoit de loin - à la fois habitation fortifiée et centre de pouvoir – a pour fonction première d’affirmer aux yeux de tous la présence d’une nouvelle autorité héréditaire sur la région qu’elle surplombe. Ces premiers châtelains, à l’origine hommes d’arme, propriétaires fonciers, officiers d’un état en pleine déliquescence, princes de l’église ou tout simplement aventuriers, prennent généralement le nom de la terre où est implantée leur résidence fortifiée. Dans le même temps, l’habitat, jusqu’alors très disséminé, se rassemble autour des nouveaux centres de pouvoir que sont les châteaux, où il est possible de trouver refuge en cas d’alerte (ce qui implique des corvées et des impôts en échange). C’est le début de ce qu’il est coutume d’appeler l’ « enchâtellement », une forme d’encellulement des hommes préfigurant villes et villages de l’époque moderne, qui profite aux humbles, bien sûr, mais surtout aux puissants, qui légitiment ainsi leur pouvoir et l’étendent à l’ensemble des habitants de leur châtellenie, quelle que soit leur condition juridique.

Les terres du futur Dauphiné deviennent ainsi, progressivement, une véritable mosaïque de fiefs indépendants, laïques ou ecclésiastiques, qui dessine les contours du nouvel ordre féodal, où ceux qui prient et ceux qui combattent doivent être nourris par ceux qui travaillent. Les plus grandes familles de la région se distinguent au XIe siècle : les Sassenage, les Alleman, les Bressieux, les Clermont, les Aynard, les Poitiers, les Adhémar, les Baux, et surtout les Guigues d’Albon, ancêtres des dauphins.

Mais attention cependant à ne pas regarder cet âge féodal naissant à travers le miroir déformant de nos consciences d’hommes du XXIe siècle, façonnées par les évènements de 1789 ou ceux de 1968, pour ne citer qu’eux. L’ « enchâtellement » de l’An Mil ne peut et ne doit pas être résumé à une forme d’internement, qui verrait l’appropriation par une élite des libertés individuelles de chaque individu. La majorité des hommes et des femmes de cette époque ne réclamaient finalement qu’un seul droit : celui de vivre en paix ! Les notions abstraites de la France républicaine « Liberté, Egalité et Fraternité » n’étaient pas de mise au moment des invasions barbares, celles d’être protégé des pillards ou de la disette par une autorité supérieure étaient infiniment plus concrètes et adapté aux besoins de l’époque. Sans doute le désir de pouvoir et de richesse fut-il le moteur principal de ceux qui détournèrent à leur bénéfice les anciens pouvoirs régaliens, mais c’est la mission sociale remplie par leur intervention qui fit la réussite de la féodalité. Ce sont seulement par les services que les nouveaux maîtres furent capables de rendre au plus grand nombre, que leur autorité ne fut pas contestée. Et ainsi, par une sorte de division tacite des taches, les nouveaux nobles furent chargé de défendre et de guerroyer, mais aussi de rendre la justice à la place des gouvernements disparus. Et en échange de cela, on leur paya les impôts autrefois dus aux rois déchus.

Le seigneur du fief

Pour le paysan de l’époque, le seul maître qu’il connaisse est le seigneur (du latin senior, le plus ancien en grade) de la tour sur motte qui domine le pays et, de fait, la plupart des châtelains se comportent en souverains indépendants sur leurs territoires. Ils appuient leur autorité sur de riches compagnons d’armes ou des soldats de métier combattant à cheval sous leur dépendance (les milites castri, ou chevaliers) et, en cas de guerre, sur des pauvres à pied engagés pour l’occasion (les routiers). Le seigneur concède à ses hommes de guerre une terre (on dit alors qu’il les chase) ou un revenu, qui leur permet de faire vivre leur famille et d’entretenir leur équipement  (monture et armement). A leur tour, les plus fortunés de ces chevaliers bâtiront leur propre retranchement sur le fief qu’ils tiennent au nom de leur seigneur, affirmant d’une certaine manière leur indépendance mais sans renier l’engagement d’assistance et de fidélité qui les lie à leur suzerain. Et en œuvrant à asseoir leur propre autorité, les nouveaux châtelains travailleront indirectement à augmenter la puissance et la renommée de ceux qui les ont doté et à qui ils ont l’obligation de rendre régulièrement l’hommage. L’ensemble des liens vassaliques, auxquels se rajoutent souvent des liens étroits de parenté, conduiront vite à former une nouvelle caste homogène, au sein de laquelle anciens et nouveaux lignages seront inextricablement mêlés. Si inextricablement, d’ailleurs, qu’il n’est pas rare qu’un seigneur éprouve quelque difficulté à choisir son camp lorsque, relevant de l’autorité de deux ou trois suzerains différents, ceux-ci décident de se faire la guerre !… 

Le château du début du moyen âge – à la fois entrepôt à vivres, refuge pour le seigneur et sa mesnie (sa famille et ses gens) et symbole d’autorité – manque cruellement de confort ; il est froid, humide, enfumé, peu meublé (tables-tréteaux, coffres fourre-tout, sièges et lits) et mal éclairé (le fenêtres sont étroites et la lumière filtrée par les toiles huilées qui remplacent le verre à vitre encore rare), et ce quelle que soit la saison, mais qu’importe, son propriétaire qui se fait une gloire de ne savoir ni lire ni écrire vit surtout à l’extérieur : il est à la chasse (la viande est la nourriture des puissants), à la guerre (où il massacre serfs et vilains et dévastent les terres de ses rivaux), au tournoi, au festin (ou jongleurs, musiciens et troubadours contant d’interminables chansons de gestes distraient les convives), ou encore auprès des plus belles femmes de son domaine. Sa vie n’est cependant pas exempte d’inconvénients ; il doit aide et assistance à ses populations, mais aussi à son suzerain, a l’obligation d’entretenir une petite troupe sous peine d’âtre envahi par ses voisins, doit lever l’impôt pour son compte mais aussi pour celui de son suzerain et de l’église, ne prend épouse qu’en fonction de la dote qu’elle lui apporte, vit et parfois dort en compagnie de ses chevaliers, et finalement, meurt presque aussi jeune que les paysans de son fief.

Fief, qui est appelé « mandement » en Dauphiné ainsi que dans la vallée du Rhône. Dans les deux cas, cela désigne les terres et possessions dépendant du château, appelé territorium autour de l’An Mil et finalement mandamentum à partir de la seconde moitié du XIe siècle. Après la reprise en main progressive du pouvoir par les deux grandes lignées que sont les comtes d’Albon (les dauphins) et les comtes de Savoie au nord, et dans une moindre mesure les comtes de Valentinois au sud, surtout à partir du XIIIe siècle, les mandements se transforment en bénéfices ou offices, plus communément appelés châtellenies. Les châteaux et leurs terres sont à partir de ce moment administrés par des châtelains engagistes (c’est à dire engagés par le comte pour une période de temps limitée), agents recrutés dans la noblesse, pour gérer militairement, judiciairement et financièrement les possessions dont ils ont temporairement la charge. Exit à partir de cette époque les domaines possédés en toute propriété par des familles seigneuriale (appelé alleu) : le rôle militaire des châteaux l’emporte progressivement sur celui de résidence nobiliaire. 

Les comtes d’Albon et leurs descendants, les dauphins, mènent essentiellement une vie itinérante, comme la plupart des princes de leur époque, allant d’un mandement à l’autre et logeant alternativement dans leurs différents châteaux. Ils sont accompagnés par leur famille, leur cour, leur domesticité ainsi qu’une troupe de gens d’arme, et transportent avec eux leurs effets personnels dans de lourds coffres de bois, leurs tapisseries favorites qui sont accrochées aux murs de leurs lieux d’accueil, mais également leurs archives et leurs pièces comptables, au risque de tout perdre dans une embuscade, mésaventure que connait le roi de France Philippe Auguste à Fréteval en 1194. Ces visites tournantes présentent un triple intérêt : affirmer leur suzeraineté aux yeux des nobles et des populations du fief, vérifier l’état dans lequel leur châtelain maintien le château, mais aussi, au gré de la nécessité, se porter sur une zone ou leur présence est soudain requise pour gérer une situation délicate.

Les paysans

Les paysans constituent l’essentiel de la population. Leur sort n’est pas très enviable et leur espérance de vie à la naissance ne dépasse guère… 25 ans ! Il faut dire que le tiers de leurs enfants meurent avant leur 10e anniversaire, soit par manque d’hygiène, soit de malnutrition ou de maladie, soit tout simplement du fait de l’insouciance des adultes. Ceux qui survivent travaillent à partir de leur 10e année et se marient entre leur 14e et 20e année. A 45 ans, ce sont des vieillards, et à 70, de véritables curiosités, tellement atteindre un âge aussi avancé est exceptionnel. Les infirmes et les mutilés sont suffisamment nombreux pour que personne ne s’en émeuve.

Les paysans sont répartis en deux catégories : les « serfs », qui appartiennent au seigneur du fief, et les « vilains » (également appelés alleutiers), propriétaires d’un lopin de terre ou au moins de leur propre personne, et dont le nom deviendra adjectif tant leur apparence est grossière et misérable. Ils vivent dans des cabanes en bois et en torchis au toit de chaume, glaciales en hiver et éclairées faiblement par des chandelles de suif et quelques fenêtrons aux montants de bois garnis de toile huilée. Ces modestes exploitations agricoles sont appelées des manses dans le nord de la France et en Dauphiné, et des mas dans le sud du pays. Les techniques agricoles n’ont pas évoluées depuis les temps gallo-romains, mais la terre est encore si jeune et si fertile, qu’en dépit des impôts écrasants et des pillages fréquents, la nourriture demeure abondante.

Les paysans ne savent évidemment ni lire ni écrire et de ce fait, parlent peu. Petits dans l’ensemble – 1m65 en moyenne pour les hommes – ils portent presque toujours la même misérable vêture, constituée d’une tunique à capuchon et de braies, et sont chaussés, lorsqu’ils en ont les moyens, de chausses ou de sabots, mais vont bien souvent les pieds nus l’été ou enroulés dans des chiffons bourrés de paille l’hivers. Les femmes jouissent d’une grande considération, mais ne bénéficient de pratiquement aucun droit : par exemple, il leur est refusé de posséder une terre ou de faire un testament. Cependant, à l’instar des épouse des seigneurs qui dirigent les serviteurs et remplacent en partie leurs maris en leur absence, elles organisent la vie de la maisonnée et s’occupent de l’éducation des enfants. Curiosité qui n’est pas sans rappeler la culture arabe, elles n’ont plus le droit, une fois mariées, de montrer leurs cheveux (il en est de même chez les seigneurs) et les dissimulent en permanence sous un fichu ou un bonnet.

Les noms

Les noms eux aussi évoluent, au même titre que l’organisation sociale. Les anthroponymes celtes (gaulois) de l’ère protohistorique, caractérisés entre autre par l’absence de tout prénom, après s’être latinisés à l’époque romaine, se sont ensuite très largement germanisés à compter du VIe siècle – sous l’influence persistante des rois burgondes.

Autour de l’An Mil, les noms germaniques sont désormais les plus nombreux – Wago, Engeldric, Engebold, Aldearda, Sietrude, Ermenna, en sont quelques exemples. Les noms d’origine latine restent cependant encore très présents, comme Lemptus, Palatius, Clerius, Leutrade, Orsaldis, ou Madrone. Grande nouveauté, on voit de plus en plus apparaître le prénom individuel, associé au nom patronymique ; Boson l’Archer, Hébrard Roux, Isard Fromond, Gervais le Vavasseur, Aimo Guillae, Joanna Ferebraria, Elvide Strabon, Judith la Tailleuse, etc…

Au XIIIe siècle, le patronyme, qui provient souvent d’un nom de métiers, d’un lieu, d’un objet ou une qualité particulière, devient fixe pour une même famille, tandis que le prénom individuel – généralement extrait des Ecritures (Pierre, Jean, Etienne, Marie…) ou issu d’anciens noms germaniques (Aymar, Guillaume, Guigues, Emma…) se généralise à l’ensemble de la population.

Au XIVe siècle, Jean devient le prénom le plus fréquent, déclassant Pierre, et l’on en voit apparaître bien d’autres toujours utilisés de nos jours, tels Antoine, Martin, Jacques, François ou Richard. Les prénoms aux consonances exotiques persistent cependant jusqu’au Concile de Trente, en 1563, qui impose un nom de saint comme nom de baptême à tout nouveau-né.

La nourriture

Les gens du peuple mangent trois fois par jour, assis sur des bancs et réunis autour d’une planche posée sur des tréteaux le temps du repas (de là vient l’expression « mettre la table »), portant leur écuelle à la bouche, mangeant la viande sur une tranche de pain rassis (un tranchoir) et utilisant leurs doigts pour pallier à l’absence de couverts. L’essentiel de la ration alimentaire consiste en pain (1 kg par jour et par personne) et en vin rouge (toujours jeune, car on ne sait pas encore le conserver) – parfois remplacé par la cervoise (bière), l’hydromel (vinaigre et miel) ou l’hypocras (vin chaud épicé) – tandis que le « companage » (ce qui accompagne le pain) peut consister en potages de légumes cuits avec un morceau de lard, en poisson, en œufs, en purée de pois ou de fèves, en fruits, en pâtes de coing, en galettes sucrées au miel, et en fromage (qui a la réputation d’aider à la digestion).

Les riches, quant à eux, font grande consommation de pâtés (poissons, abats, volailles et légumes) et de viandes, abondamment salés et relevés d’épices exotiques variées – cannelle, clous de girofle, gingembre, cardamome, curcuma, noix de muscade - (pratiques pour tenter de dissimuler le goût de la viande, généralement gâtée au moment d’être consommée), mais également de riz (importé), de pâtisseries variées (tartes, brioches, beignets, gaufres, crêpes, pain d’épices, dragées) et de confitures. Cependant, comme chez les gens du peuple, l’aliment essentiel reste le pain. A la table des nobles, il est de bon ton de partager sa coupe de vin ainsi que le contenu de son assiette ou de son tranchoir avec son voisin. On mange soit avec les doigts (que l’on s’est rincé dans un récipient à eau dédié à cet usage, l’aquamanile), soit en piquant la nourriture découpée en petits morceaux du bout de son couteau, soit encore en utilisant une cuillère. La fourchette n’apparaît pour sa part qu’à la fin du moyen âge. Les banquets démarrent souvent très tôt dans la journée, entre 10h et 11h du matin, et se poursuivent parfois jusqu’en milieu d’après-midi. Tout ce temps, l’échanson, dont le rôle est de s’occuper du vin et de le servir à table,  se tient à la gauche du seigneur, une carafe à la main afin que la coupe de son employeur soit toujours pleine.

La bouillabaisse et la soupe au pistou provençales, le gratin dauphinois, le poulet à l’ail, le coq au vin bourguignon, les crêpes bretonnes, la pogne de Romans ou les premiers sandwichs sont également quelques-unes des inventions culinaires de cette époque. Par contre, aucune table médiévale n’offre encore de tomates, de pommes de terre, de maïs, de haricots verts, de bananes, de café, de thé ou de chocolat. Ces éléments incontournables de notre alimentation moderne ne seront introduits que bien plus tard en Europe.

Côté conservation, maintenant, la vie sans réfrigérateur ni glacière naturelle impose de fumer et de saler abondamment la viande et le poisson pour les conserver tout l’hiver. Les légumes et certains fruits sont pour leur part séchés ou bien mis à macérer dans du vinaigre.

L’hygiène

Le moyen âge à largement oublié les règles d’hygiène que possédaient en partie les romains et ne possède aucune notion de prophylaxie. Les gens de l’époque, quel que soit leur niveau social, imaginent que les parasites naissent spontanément dans certaines circonstances et n’occasionnent pas d’autres désagréments que les piqûres et les démangeaisons dont ils sont bien obligés de prendre leur parti. Aucune mesure préventive de salubrité n’est donc ne fut-ce qu’envisagé, pour lutter contre la prolifération de poux, puces, punaises et autres petites bêtes de même acabit. On se contente seulement de laver couvertures et vêtements cinq ou six fois l’an (en les laissant tremper dans une sorte de savon liquide puis en les battant à l’aide d’un battoir en bois), de s’épouiller mutuellement, de se laver le corps l’été dans le ruisseau le plus proche et de recouvrir, quand c’est possible, le sol des maisons d’une jonchée d’herbe ou de feuilles odorantes, régulièrement renouvelée, pour assainir un peu l’atmosphère. Les autres commensaux, mouches, moustiques, rats et souris, ne sont pas autrement inquiétés et pullulent fréquemment autour de la nourriture.
Personne n’imagine alors les terribles dangers que font courir à l’homme leur présence quasi-permanente.

Personne ne connaît alors l’origine des maladies, tout au plus les attribue-t-on à des conjonctions astrales néfastes ou à des coups de colère divins, propres à corrompre gravement la qualité de l’air et de l’eau. Cela explique que ces parasites et les affections qu’ils propagent soient la première cause de mortalité durant tout le moyen âge. La grande Peste Noire, par exemple, qui tue la moitié de la population européenne (soit 25 millions d’individus) entre 1347 et 1351, est transmise par une banale puce, dont les rats sont porteurs. On accusera à cette occasion les sorcières, les juifs, les simples d’esprit, on brûlera même une bonne partie de tout ce petit monde, mais sans inquiéter les véritables responsables de la foudroyante pandémie.

Le savon à base d’huile d’olive, parfois parfumé aux herbes, est en usage dans le sud de l’Europe dès le VIIIe siècle, mais la plupart des gens ne s’en servent qu’avec parcimonie (voire pas du tout), en raison de son prix élevé. Plus au nord, l’introduction du savon est beaucoup plus tardive : on se sert jusqu’au milieu du moyen âge d’un produit plus rustique à base de graisse animale, de cendre et de soude. Et au nord comme au sud,  seuls les seigneurs ont les moyens de s’offrir le luxe de rares bains chauds : luxe, car le prix du bois de chauffage, des huiles de bain et de la toile imperméabilisée destinée à assurer l’étanchéité du baquet en bois, correspond pour un seul bain à l’équivalent d’une semaine du salaire d’un manouvrier ou d’un paysan. 

L’église

Société en pleine mutation donc, mais sur laquelle règne sans partage la puissante église catholique romaine. Un règne spirituel d’abord, qui lui permet par un habile chantage au paradis et un obscurantisme savamment entretenu, d’imposer son modèle à toutes les couches de la société et de conserver le monopole de la culture et de l’enseignement. Un règne temporel ensuite, car les évêques se comportent en véritables seigneurs laïques : ils ont leurs fiefs, leurs vassaux et leurs armées privées, et se révèlent souvent de redoutables concurrents pour l’aristocratie féodale, ne reculant devant aucun moyen pour satisfaire leur féroce appétit de puissance et de richesse. Le pape, lui-même, est prêt à aller jusqu’au génocide, en 1209, pour conserver la mainmise sur ses domaines languedociens : il ordonne à cette époque la croisade dite des Albigeois, destinée à éradiquer totalement la foi cathare en passe de remplacer le catholicisme dans cette région, faisant massacrer par la même occasion plus de cent mille innocents. Comment oublier la phrase terrible et laconique prononcée par Arnaud Amaury, légat pontifical, à un soldat qui s’inquiétait de tuer des catholiques en même temps que des cathares au moment du sac de Béziers : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! ».

Mais l’église au moyen âge ne peut se résumer à cette terreur spirituelle ni à cette corruption institutionnelle, c’est également le ciment essentiel d’une société qui, sinon, se serait probablement décomposée. Elle canalise la fougue des grands féodaux en leur offrant l’exutoire des croisades en Terre Sainte (qui conduit à la formation des royaumes chrétiens d’Asie et apporte en occident la culture orientale mais aussi la peste et la lèpre) et, dans le même temps, elle s’attache à soulager les maux des plus démunis à travers l’action des ordres hospitaliers (Templiers, Antonins…). C’est aussi l’époque des grands monastères (Cluny, Cîteaux, Grande Chartreuse…) et des pèlerinages célèbres (Saint-Jacques-de-Compostelle, le Mont-Saint-Michel…), et l’épopée prodigieuse des bâtisseurs de cathédrales.

(extrait de « l’Isère des Châteaux Forts », Eric Tasset, Ed. de Belledonne)