Le jour où la Méditerrannée s’est vidangée dans la Mer Noire : a l’origine du mythe du Déluge ?

A la fin de la dernière ère glaciaire, il y a environ dix mille ans, la Mer Noire n’existait pas sous sa forme actuelle. A sa place se trouvait un très grand lac d’eau douce, le lac Pontique, entouré de plaines fertiles arrosées par le Danube et quelques autres grands fleuves. Sur les rives de ce lac s’étaient établies des peuples d’agriculteurs éleveurs du néolithique aux cultures déjà avancées, attirés par des conditions climatiques favorables et des ressources naturelles abondantes.

Une bonne partie de l'hémisphère Nord était alors écrasée sous 50 millions de kilomètres cubes de glace. Une énorme calotte glaciaire, un inlandsis, recouvrait la Scandinavie et la Finlande. Elle culminait à plus de 3 000 mètres d'altitude et s'étendait aussi sur l'Écosse, sur une partie de l'Angleterre et de l'Irlande, et sur la mer du Nord. La déglaciation s'est amorcée lentement, il y a 18 000 ans, l'inlandsis scandinave finissant par disparaître il y a environ 8 000 ans.

Au fur et à mesure que fondaient les glaciers des pôles, le niveau global des océans remontait inexorablement sur toute la planète. Mais pas celui du lac Pontique, qui se trouvait séparé de la Mer Méditerranée par un barrage naturel, un isthme reliant alors la Grèce à la Turquie, à l’endroit où l’on trouve aujourd’hui le détroit du Bosphore et la mégapole d’Istanbul.

Il y a 7500 ans, le lac Pontique se trouvait donc 150 mètres plus bas que le niveau de la Méditerranée. C’est alors qu’un intense séisme ébranla le barrage naturel qui séparait le lac de la mer. Celui-ci céda, créant le détroit du Bosphore au niveau d’Istanbul ainsi qu’une cataracte gigantesque d’eau salée, deux cents fois plus puissante que celle du Niagara, qui entreprit de recouvrir les eaux douces du lac Pontique.

Le niveau de l’eau s’éleva chaque jour de 15 cm, submergeant les rivages, tandis que l’inondation progressait de toutes parts à raison de dix kilomètres par semaine, dans un grondement assourdissant audible à 100 km à la ronde. La catastrophe força les populations installées sur les côtes à fuir, abandonnant derrière eux leurs villages prenant l’eau face à un horizon marin couvert de poissons morts.

En quelques mois, le niveau des eaux monta de 150 mètres, tuant tous les poissons du lac et jetant dans l’exode des milliers de réfugiés. Les exilés s’enfuirent soit vers l’ouest le long de la vallée du Danube, soit vers l’est au pied du Caucase. D’autres traversèrent les montagnes du Taurus au sud et trouvèrent le salut au-delà, dans les plaines de Mésopotamie.

Tous emportaient avec eux deux choses primordiales : leur langue, l’indo-européen, et le souvenir d’un terrible Déluge qui devint rapidement un mythe fondateur pour nombre de peuples. Mythe qui a été transmis oralement durant une centaine de générations avant d’être un jour gravé dans l’argile par les Sumériens, sous la forme d’un roman comptant les aventures du roi Gilgamesh et celles du prince Ziusudra, survivant d’un grand Déluge universel. Aujourd’hui, la question que se posent historiens et archéologues est de savoir si ces vieux textes sumériens se fondent bien sur l’apparition cataclysmique de la Mer Noire, ou plus prosaïquement sur les innombrables inondations du fleuve Euphrate. Seule certitude, c’est ce récit sumérien épique qui sera copié, quarante générations plus tard, par les Hébreux durant leur déportation à Babylone, pour être adapté dans la Bible en cours de rédaction. Ziusudra deviendra alors Noé sous la plume des inventeurs de la toute nouvelle religion….

Quant à la Mer Noire désormais reliée à la Méditerranée et par là même à tous les océans du monde, elle n’en demeure pas moins une mer particulière : la mort rapide de toutes les créatures et plantes du lac primitif a provoqué une séparation des eaux profondes et des eaux superficielles et la salinité est restée très en dessous de la moyenne mondiale : 12 à 16 grammes de sel par litre au lieu de 35. De ce fait, un courant d'eau salée coule toujours en profondeur à travers le Bosphore (la « cascade » d'eau marine ne s'est jamais arrêtée) tandis qu'en surface, les eaux moins salées de la mer Noire coulent vers la Méditerranée. La faible salinité et le climat continental expliquent que les eaux les moins salées du nord-ouest gèlent fréquemment en hiver contraignant notamment à l'utilisation de brise-glace pour dégager le port d'Odessa deux mois par an.

Les eaux de cette mer, au-delà de 200 mètres de profondeur, sont anoxiques, c’est-à-dire sans dioxygène dissous. L'eau profonde concentre assez de sulfure d'hydrogène pour que les bois, cuirs et tissus des épaves soient préservés de l'action bactérienne, au grand bonheur des chercheurs de trésors sous-marins. Ce phénomène est appelé euxinisme.