L'arche des Deux Fleuves
L’intrigue
« Je suis Hloden. J’ai voyagé depuis les Alpes jusqu’au Pays entre les Deux Fleuves. Je suis devenu le confident du prince Ziusudra de la cité sumérienne de Shuruppak. J’ai survécu au plus grand Déluge de printemps de tous les temps, ballotté sur les eaux mugissantes à bord de l’arche du roi Ubar Tutu. J’ai vu la colère des dieux et j’ai vu Ziusudra gagner leur miséricorde. Les hommes du Pays entre les Deux Fleuves s’en souviendront pour les générations à venir. Ils sauront que nous avons contemplé la fin du monde et survécu pour assister à la naissance du suivant… »
Basé sur des mythes sumériens cinq fois millénaires, voici l’Odyssée de l’un des personnages les plus illustres de l’imaginaire collectif, le roi Ziusudra, qui vécut les vicissitudes d’une terrible inondation et qui inspira aux Hébreux, vingt-quatre siècles plus tard, leur patriarche Noé…
Extraits
Le sentier nous mena à un petit bassin d’eau calme en bord de fleuve, dissimulé par les branches plongeantes d’un grand saule pleureur. Une minuscule plage fleurie était tachée d’ombres pourpres par le soleil filtrant entre les ramures. Dana se débarrassa de sa tunique si lestement que je ne m’en aperçus pas immédiatement. Lorsque je me tournai vers elle, j’en eu le souffle coupé. Le soleil couchant hâlait sa peau et accentuait le galbe parfait de ses membres déliés. Ses seins, aussi hauts que ceux d’une adolescente, son ventre plat, le triangle clair de sa toison pubienne, tout me submergea d’une émotion intense.
« Déshabille-toi et rejoins-moi », proposa-t-elle en me contemplant entre ses cheveux dénoués.
Je voyais bien qu’elle s’amusait de mon trouble. Elle entra dans l’eau et s’immergea presque sans un bruit. Je vis son dos, ses reins, ses cuisses, l’intérieur velouté de ses fesses et ses pieds glisser à la surface pour disparaître dans l’eau, remplacés par un peu d’écume.
Fouetté par le désir, je retirai hâtivement mon pantalon et ma chemise de peau et entrai dans le bassin avant que Dana n’ait reparu. J’avais de l’eau jusqu’à la poitrine lorsque la femme-totem creva la surface comme un bouchon de pêcheur, se retourna et me sourit. Elle traversa la pièce d’eau sans se presser, se redressa devant moi, colla son corps contre le mien. La douceur de son ventre et de ses seins enflamma mes nerfs, ma virilité tressauta contre sa peau. Elle la saisit d’une main douce, commença à la masser de bas en haut. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour poser ses lèvres sur les miennes. Elle les effleura à peine puis le bout de sa langue les mouilla, par petites touches, avant d’explorer ma bouche, de plus en plus intimement. Elle prit l’une de mes mains et la guida entre ses jambes, à la source de son plaisir. J’entrepris de la caresser, maladroitement, tremblant de désir et d’anxiété. Elle geignit en fermant les yeux. Je me sentais brûlant, gonflé dans sa main, prêt à éclater. Elle dut le sentir et recula un peu, plongeant un regard intense dans le mien, qui prit possession de mon âme.
« Viens », souffla-t-elle.
Elle sortit de l’eau et s’assit sur sa tunique, sans lâcher mon membre turgescent. Elle remonta ses genoux sur ses flancs et m’attira à elle en cambrant les reins. Je descendis lentement, presque cérémonieusement, dans ce temple offert rempli de promesses nouvelles. Le râle voluptueux qui monta de la gorge de Dana fit cesser mon tremblement. Ce fut ainsi que je perdis mon innocence, en compagnie de la jeune femme-totem. Ensuite, nous nous prélassâmes longuement dans l’odeur de l’autre, récupérant avec délice de la violence de nos sens. Dana était aussi tendre qu’elle avait été volcanique, blottie entre mes bras comme si c’était elle l’apprenante. Je me sentais apaisé, amoureux, merveilleusement vivant. Nous partageâmes les plaisirs de la déesse une fois encore, puis une autre, avec une intensité accrue, dans l’arôme des fleurs écrasées, le bourdonnement des abeilles et la couleur lilas du crépuscule. En remontant au village, nous étions comme ivres et je savais déjà que je ne repartirais pas le lendemain
Regardant autour de moi, je me découvris observé par Ninsun, la fille cadette du roi. C’était, sur moi, un regard de mystère chargé de curiosité térébrante. Elle semblait trouver le temps long, le menton calé au creux de sa paume dans une expression nonchalante. Se voyant à son tour considérée, elle sourit. Ses yeux impudiques se révélèrent chargés d’un désir assumé. Je la trouvais superbe. L’orgueil du mâle enfla dans ma poitrine ; à mon tour je souris. J’envisageais de me déplacer jusqu’à elle lorsqu’une voix m’interpella.
« Tu t’ennuies, prince Hloden ? »
Le fils du roi venait de prendre place sur un tabouret vacant. Je ravalai mon dépit.
« Juste un peu de fatigue, prince Ziusudra.
Moi je m’ennuie toujours durant ces interminables réceptions. »
Il promena un regard désabusé sur la foule de dignitaires. Un sourire chassa la lassitude de ses traits délicats.
« Je voudrais voyager comme toi. Ne plus penser aux dieux, au peuple, aux impôts, à la sécheresse, à la guerre. Seulement au lendemain et à son lot de découvertes…
Ce n’est pas amusant tous les jours, prince Ziusudra. S’il est grisant chaque matin de franchir l’horizon de la veille, la condition de voyageur n’en est pas moins précaire, voir dangereuse. Le lendemain n’est jamais assuré, parfois même, il n’y a pas de lendemain. J’ai failli perdre la vie plusieurs fois en chemin. Et il y a des moments où je ne souhaite qu’une chose : revoir les miens et ma terre de naissance… »
Ziusudra me contempla, perplexe.
« C’est le cas, maintenant ?
Un peu…
Tu regrettes d’être parti de chez toi ?
Jamais. Je suis né avec des rêves de départ plein la tête, je n’aurais pu échapper à ce que je suis. »
Le jeune homme haussa les épaules, soulagé. Il prit une expression grave, comme s’il cherchait à distinguer quelque chose de particulièrement éloigné. Lorsqu’il sortit de son mutisme, il avait recouvré toute son assurance de jeune monarque.
« Un jour, j’irai courir le monde à mon tour. Ce qu’un roi veut, nul ne peut l’en priver. »
J’en doutais, mais gardai mon scepticisme pour moi.
Les deux jeunes femmes arrivées avec la Prêtresse lui ôtèrent son unique parure, avec des gestes remplis de douceur. Les harpes et les tambourins se turent. La foule retint son souffle. La beauté de la représentante de la déesse de l’Amour subjuguait l’assistance.
« Inanna se baigna pour le Lion de Kullab,
Inanna enduisit sa bouche d’ambre fine,
Inanna se para pour le taureau sauvage,
Inanna peignit ses paupières avec le Guhlu… »
Ubar Tutu caressa les seins dressés de la déesse faite femme, ses mains glissèrent le long de ses courbes suaves. Il l’attira contre lui. La jeune femme ferma les yeux, renversa la tête en arrière. Les tambourins recommencèrent à battre en cadence. Je sentis le sang me monter aux joues. Je lançais un regard en direction de Kuli-Nam, debout au pied de l’estrade. Elle semblait aussi fascinée par le spectacle que les milliers d’hommes et de femmes agglutinés au pied de la terrasse. L’émotion de la foule s’épanouissait au rythme des déclamations du Vizir.
« Ma dame Inanna offrit le giron sacré,
Inanna offrit le sol mouillé à labourer,
Ma dame Inanna offrit le monticule haut entassé,
Inanna offrit le mystère entre les colonnes du temple… »
Ubar Tutu passa ses mains derrière les fesses de la prêtresse et l’enleva dans les airs avec une facilité déconcertante. Il la déposa sur les fourrures de l’autel, genoux relevés contre la poitrine. Le rythme des tambours se précipita.
« Dumuzi a allongé Inanna sur le lit de miel,
Dumuzi a découvert la porte du temple rouge… »
Les jeunes assistantes écartèrent les jambes de la prêtresse. La tête levée, les yeux clos, Ubar Tutu sortit de son pagne le sceptre de sa virilité et pénétra la représentante de la déesse d’un seul mouvement.
« Il s’invita dans le palais sublime de la féminité,
D’où émanait un pouvoir plus fascinant que celui du soleil… »
Le rythme des percussions accéléra, à l’image des mouvements du bassin de la prêtresse. Ubar Tutu lui maintenait les jambes sur le ventre et labourait sa croupe sans s’interrompre. Un vent furieux de désir soufflait sur la foule, qui ondulait en silence comme un énorme serpent. Mon sexe était tendu sous mon vêtement. Ziusudra semblait hypnotisé par les ébats de son père. Kuli-Nam tourna fugacement les yeux dans ma direction. Son regard me transperça comme une flèche enflammée. Au cri de joie qui échappa des lèvres des amants rituels répondit celui de la foule surchauffée. Les acclamations brisèrent net l’émotion trop dense. Le Vizir eut bien du mal à obtenir un calme relatif en agitant les bras vers le ciel.
Tandis que nous roulions avec fracas vers l’ennemi, je me cramponnais tant bien que mal aux ridelles de mon perchoir. La tour oscillait à chaque embardée en craquant de toute sa membrure. J’avais toutes les peines du monde à ne pas être désarçonné par la créature à long cou que je chevauchais. Cela m’évitait de penser à ce qu’il adviendrait si une roue du chariot venait à se briser dans une ornière. Nous étions à trois cents coudées lorsque la forêt de piques de la piétaille adverse s’inclina à l’horizontale. Des trompes retentirent et une marée de fantassins s’élança sans ordre apparent à notre rencontre. La clameur qui roulait sur la plaine en aurait terrorisé plus d’un, mais n’entama en rien notre ferveur au combat. Nous savions ce que nous faisons, confiants dans le plan que nous avions échafaudé pour pallier notre infériorité numérique.
Arrivé à moins de cent cinquante coudées de l’ennemi, Ushumgal leva soudain le bras et notre armée s’immobilisa comme un seul homme, à l’exception des chariots qui stoppèrent avec un temps de retard. Tous les hommes encochèrent une flèche et bandèrent leur arc en direction du ciel. Les cordes claquèrent et plus d’un millier de traits s’élevèrent en parabole. Le sifflement couvrit le rugissement de nos ennemis. Les projectiles retombèrent au milieu de la ruée adverse avec la violence aveugle d’oiseaux heurtant un mur en plein vol. Ils s’enfonçaient en vibrant dans le sol, ricochant contre les boucliers, déchirant bras, jambes et poitrines. Des hommes s’écroulèrent, entraînant dans leur chute ceux qui les suivaient de trop près. Déjà les plus prompts de nos soldats avaient rechargé et décochaient une seconde flèche, puis une troisième. Le tir de barrage avait stoppé net l’élan des Adabiens, les guerriers enfléchés tombant par rangs entiers. Quelques archers adverses ripostèrent à leur tour, mais la plupart de nos ennemis se repliaient derrière les porteurs de boucliers. La majorité de leurs chars de première ligne s’étaient immobilisés, avec une ou deux bêtes de trait blessées. Depuis ma tour, je tendais sans relâche le grand arc à double courbure fabriqué à partir de cornes d’un bouquetin que m’avait offert Humban. Moi seul parmi les nôtres étais capable de le tendre. Les flèches empennées de plumes noires fusaient en sifflant. Je voyais mes victimes battre des bras avant de s’écrouler.
Lorsque nos soldats finirent par épuiser leur réserve de flèches, c’étaient des centaines de soldats ennemis qui jonchaient la terre et sans doute deux ou trois fois plus qui avaient été blessés. Des onagres, rendus fous par l’odeur du sang et les cris des blessés traînaient derrière eux leurs chariots renversés. L’utilisation de l’arc, toutefois, était loin d’avoir été aussi déterminante que nous l’avions escompté. L’adversaire s’était resserré autour de ses enseignes et colmatait les brèches sous les ordres de chefs aussi efficaces qu’avisés. Le plus difficile restait à venir car nos adversaires demeuraient toujours largement plus nombreux que nous. Sur une injonction d’Ushumgal, les enseignes de Shuruppak, Suse et Girsu se redressèrent. Les nuages de poussière de cette première charge se dissipaient, laissant les protagonistes libres de détailler leurs adversaires. Le temps parut suspendu au-dessus du champ de bataille, comme une prière solennelle dans un temple à l’échelle du monde. J’imaginais sans peine les forces qui gouvernaient aux destins mettre en concurrence la vie et la mort pour chacun de nous.
L’avis de l’éditeur
Dans ce roman envoûtant, nous plongeons au cœur de la Mésopotamie antique, à travers le regard d’un voyageur venu des Alpes. L’histoire de Ziusudra, jeune prince confronté à ce qui ressemble à une inondation de fin du monde, revisite l’une des plus vieilles légendes de l’humanité avec puissance et humanité. Une fresque vibrante, intime et universelle.
Bien avant Noé et son arche, un autre homme, dans une autre langue, racontait déjà la fin du monde par les eaux. Cet homme, c’est Ziusudra, souverain de la cité sumérienne de Shuruppak, et héros d’un récit vieux de plus de cinq millénaires. C’est autour de cette figure historique et mythologique que se construit L’Arche des deux fleuves, un roman qui puise ses racines dans les textes les plus anciens de l’humanité.
Le Déluge avant la Bible.
Les premiers récits du Déluge n’apparaissent pas dans la Genèse, mais dans les tablettes sumériennes et babyloniennes, retrouvées au XIXe siècle dans les ruines de Ninive et d’Uruk. Parmi elles, une version particulièrement ancienne, le Mythe de Ziusudra, raconte comment les dieux décidèrent de détruire l’humanité par un grand cataclysme, et comment un roi pieux fut averti à temps, construisit un bateau et survécut.
Ce mythe, bien que fragmentaire, est aujourd’hui reconnu comme l’un des ancêtres directs du récit biblique de Noé, du grec Deucalion ou encore du roi mésopotamien Uta-napishtim dans l’Épopée de Gilgamesh. Il témoigne de la puissance de la tradition orale et écrite en Mésopotamie, et de la manière dont les récits ont circulé, évolué, été traduits et réinterprétés au fil des siècles.
Une reconstruction documentée.
Dans L’Arche des deux fleuves, l’auteur choisit de reconstruire cette époque fondatrice, en s’appuyant sur les connaissances archéologiques, les récits antiques et l’environnement historique de 2700 av. J.-C. Le choix du narrateur, Hloden, un homme venu des Alpes, permet aussi un regard extérieur, curieux, presque ethnographique, sur les cités sumériennes, leurs rituels, leur vie quotidienne, et surtout leurs croyances.
Ziusudra y devient un personnage de chair et de sang, prince préoccupé, homme pieux et visionnaire, confronté à des décisions terribles alors que la rumeur du Déluge enfle. L’arche du mythe devient dans le roman un symbole, certes spirituel, mais aussi technique et politique : un acte de survie, de foi, de transmission.
Un pont entre histoire, mythe et fiction.
L’auteur ne prétend pas réécrire l’histoire à la lettre. Il revendique au contraire une liberté romanesque, mais toujours nourrie par une documentation rigoureuse. Le roman devient ainsi un espace de résonance entre le passé lointain et les interrogations contemporaines : que transmet-on face à l’effondrement ? Quelle mémoire sauve-t-on ? Et que reste-t-il de ces hommes dont les noms ont traversé les millénaires dans des fragments d’argile ?
Avec L’Arche des deux fleuves, le mythe ancien retrouve une voix moderne. Et ce qui pourrait sembler lointain ou abstrait devient soudain vibrant, humain et d’une brûlante actualité.
(Juliette Bontoux, directrice générale des Éditions des Libertés)